Point de vue

La compétition attise les inégalités et mine la cohésion sociale. Il faut miser sur la coopération

Compétition et inégalités vont de pair. Pour contrer cette tendance généralisée à tous les domaines de la vie sociale, il faut sortir de cette logique et opter pour la coopération. Le point de vue de Sandra Hoibian, directrice du Crédoc.

Publié le 3 janvier 2025

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Notre société est dans de nombreux domaines organisée sur le modèle de la compétition, ce qui entraîne de profondes tensions. L’une des meilleures illustrations de ce phénomène est notre système éducatif. La mécanique de sélection des étudiants avec Parcoursup est, sur ce point, éclairante. Le nombre de places en universités et écoles du supérieur est insuffisant pour répondre aux demandes. Plutôt que d’ouvrir de nouvelles places, les gouvernements successifs ont opté pour une sélection des étudiants par le « projet » et le « mérite ». L’idée est que sélectionner les meilleurs étudiants offre de multiples bénéfices à la société : moindre taux d’échec et d’abandon, meilleure adéquation entre les candidats et les formations, et moindre gâchis budgétaire associé à un plus grand succès individuel.

Le futur étudiant est ainsi appelé à construire son « projet professionnel » à un âge où le monde du travail est encore lointain et il est complexe de se repérer dans les lieux de formation. Il doit choisir une voie précise et non plus une direction en devenir, appelée à s’affiner avec le temps, comme cela pouvait être le cas par le passé. Pour défendre ce projet, au-delà de son dossier scolaire, l’adolescent est invité à s’appuyer sur les expériences, voyages à l’étranger, activités extrascolaires, engagements associatifs qu’il a pu avoir… avant ses 17 ans.

Ces « choix » sont très liés au lieu de vie de ses parents : on n’accède pas aux mêmes activités en zone rurale ou urbaine, en montagne ou en bord de mer, en métropole ou en périphérie. Tous les travaux en sciences sociales montrent depuis longtemps qu’ils dépendent de façon puissante du diplôme des parents ainsi que de leurs revenus. Qu’importe, la fable de la « capacité de projet » de l’enfant domine. L’adolescent est incité, a posteriori, à décrire des activités cohérentes avec son projet professionnel. Voie royale et vœux exaucés pour ceux qui arriveront à raconter leur parcours de façon cohérente et argumentée. La réussite ou l’échec ne sont plus pensés sur un mode collectif : je ne poursuis pas d’études supérieures car mon dossier, mes efforts personnels ne sont pas suffisants, voire ne sont pas cohérents. Notre société, exigeante avec sa jeunesse, baigne chaque nouvelle génération dans un processus de sélection précoce, insécurisant et profondément inégalitaire.

Cette logique de compétition s’étend bien au-delà, dans l’entreprise où les salariés sont de plus en plus notés et évalués, dans la vie privée avec les sites de rencontre où les célibataires doivent se montrer les plus attractifs, pour obtenir un logement, etc.

Le philosophe Hartmut Rosa [1] pointe les conséquences de cette compétition entre individus. Chacun est poussé à chercher à être meilleur que l’autre pour espérer lui ravir sa place. Cette course frénétique a pour premier effet d’insécuriser les plus fragiles. Ce processus a pour second effet une augmentation des inégalités car les capitaux économiques, sociaux ou culturels montrent « une tendance irrésistible à s’accumuler ». Il est évidemment plus facile de séduire sur les sites de rencontre si l’on jouit d’un physique agréable, d’une bonne position sociale, d’un équilibre psychologique, etc.

La concurrence aboutit aussi, selon Rosa, à une « surproduction d’énergie et de créativité sociales » car chacun est sans cesse poussé à inventer, créer, se dépasser, même si, dans une majorité de cas, les efforts seront inutiles. Un seul candidat sera retenu pour un emploi par exemple. La pression à la compétition est telle qu’elle pousse même ceux qui ont perdu la course à se réinventer et à imaginer quelque chose de nouveau. Et, au total, le penseur déplore une forme de gaspillage des ressources créatives qui, au bout du compte, deviennent inutiles pour les perdants. On pourrait ajouter que cette surproduction entraine sur son passage le burn-out, l’épuisement des individus sans gain réel, ni pour eux, ni pour la collectivité.

La dernière conséquence, à laquelle on devrait le plus porter attention, est le passage d’une concurrence utilisée comme moyen à une concurrence érigée comme fin en soi, sans autre but. Petit à petit, la compétition prend le dessus sur toute autre considération, qu’elle soit éthique, esthétique ou morale, qui deviennent superflues. Plus on oublie les enjeux moraux, plus la compétition est efficace. La production de vêtements à l’autre bout de la planète, fabriqués dans des conditions sociales et environnementales critiquables, permet d’atteindre des prix jamais vus, et d’allier ceux-ci avec une inventivité impressionnante. Il ne s’agit plus, pour la société et les individus de chercher à atteindre un objectif – un niveau suffisant de confort, d’éducation ou de santé, la justice et la cohésion sociale, etc. – mais d’encourager les individus à être meilleurs que leurs concurrents. La concurrence est devenue un horizon en soi.

Finalement, au lieu de produire une diversité des projets de vie, la concurrence entraîne une forme d’homogénéisation vers un individu flexible, rapide, acceptant d’acquérir sans cesse de nouvelles compétences. Ce qui est grand doit devenir géant. Ce qui va vite doit aller encore plus vite. L’accroissement et la vitesse sont devenus les règles. Il ne suffit plus de livrer à domicile, il faut le faire dans l’heure, puis dans le quart d’heure.... Ce que le consommateur gagne d’un côté, il le perd en tant que travailleur, de plus en plus soumis à des contraintes et pressions de temps. Et cette course effrénée semble impossible à arrêter.

Contre la concurrence érigée comme un moyen et une fin, on peut imaginer d’autres voies. Une piste pourrait résider dans le modèle de la coopération qui est à l’œuvre dans le mouvement des « communs » [2], analysé il y a plus de 30 ans par la politologue américaine Elinor Ostrom [3], prix Nobel en 2009. L’autrice montre, en partant de très nombreuses études de cas menées dans différents pays, comme la gestion par les agriculteurs des systèmes d’irrigation au Népal ou celle des forêts par les acteurs locaux dans différents endroits de la planète, que la compétition et l’État ne sont pas les seules alternatives. D’autres gestions basées sur une communauté d’individus peuvent se mettre en place, et ce, dans la durée. Aujourd’hui, l’encyclopédie en ligne Wikipédia, gérée collectivement, en est un excellent exemple : elle est devenue une source d’information immense (2,7 millions d’articles en français) accessible à tous ceux qui disposent d’un accès à Internet. Cette gestion horizontale par le « bas » peut aboutir à des systèmes plus efficaces que les solutions proposées par la régulation publique ou la compétition. Ils s’appuient essentiellement sur l’échange entre individus.

Cette piste est encore trop méconnue. Elle donne lieu aujourd’hui à quelques expérimentations confidentielles ici ou là. L’enjeu est de passer d’une société pensée sur le mode compétitif entre des individus foncièrement égoïstes, à une société coopérative, où les individus peuvent réussir à participer ensemble à des projets, tout en suivant leur voie. Les bénéfices seraient immenses : la coopération permet de donner une place aux individus. Elle cherche à ne laisser personne sur le bord du chemin, elle offre également un horizon propice à créer l’envie des individus de se mettre en mouvement. Elle permettrait de réconcilier l’envie profonde des individus d’être eux-mêmes et le désir de vivre ensemble.

La coopération n’est pas spontanée

La coopération n’est pas plus spontanée que ne l’était la concurrence. Pour fonctionner, il lui faut des règles, des garde-fous, une autorité permettant de gérer les conflits qui ne manqueront pas de survenir. Les collectifs intermédiaires multiples, souples, qui émergent en ce début de XXIe siècle, au travers par exemple des 3 500 tiers-lieux présents sur le territoire, constituent des exemples qui sont sources d’inspiration. C’est la multiplication de ces collectifs renouvelés qui pourra à terme, me semble-t-il, compléter la fonction des corps intermédiaires (syndicats, partis, etc.) aujourd’hui délaissés par nos concitoyens.

L’action de la puissance publique, actuellement tournée vers la garantie d’une concurrence juste, gagnerait à concentrer ses forces sur l’accompagnement à la vie collective. Concrètement, cela signifie des écoles qui valorisent le compromis et la capacité à coopérer plutôt que le classement des meilleurs éléments. Avec, par exemple, des évaluations scolaires par groupe, autour de projets collectifs, plutôt qu’uniquement des notes individuelles ; des entreprises qui auraient l’obligation d’évaluation collective à côté des entretiens individuels ; des cadres légaux et d’assurance favorables à la coopération entre des acteurs d’univers différents. La création récente des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), qui ont pour objet « la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale », offre un exemple des cadres que l’État peut offrir pour faciliter la coopération.

Cela nécessiterait également de donner une réelle place institutionnelle aux dispositifs de participation des citoyens qui créent du compromis et de la délibération. Cela nécessiterait aussi, de tous et toutes (et pas seulement de la puissance publique), un changement du rapport au temps. Accepter de « perdre » du temps nécessaire aux échanges pour gagner ensuite en sérénité et en unité. La route est longue, et l’imaginaire de compétition profondément ancré depuis plus d’un siècle, mais des mouvements émergent qui dessinent des chemins pour assembler la mosaïque française composée d’identités diverses et créer ainsi du commun.

Sandra Hoibian, directrice du Crédoc
Elle vient de publier :
La mosaïque française. Comment (re)faire société aujourd’hui, éd. Flammarion, septembre 2024.

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[2Un bien commun est une ressource partagée, accessible à tous, sans propriétaire individuel. Il est géré collectivement. Cela peut être le cas de ressources naturelles par exemple.

[3Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Elinor Ostrom, éd. de Boeck Supérieur, 1990, 2010 pour la traduction française.

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Date de première rédaction le 3 janvier 2025.
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