Peut-on justifier les inégalités de salaires ?
Les inégalités de salaires sont largement acceptées. À partir de quel niveau doit-on les considérer comme injustes ? Tout est une question de rapport de force. L’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Publié le 26 décembre 2024
https://www.inegalites.fr/Peut-on-justifier-les-inegalites-de-salaires - Reproduction interditeEn France, les cadres supérieurs touchent en moyenne 2,5 fois plus que les employés. Une moyenne qui masque des inégalités bien plus grandes : les cadres dirigeants peuvent gagner dix à vingt fois le salaire de base en vigueur dans leur entreprise, parfois beaucoup plus. L’existence d’inégalités de salaires est très largement acceptée dans notre société. Le fait qu’un jeune embauché soit payé moins qu’un salarié qui a de l’ancienneté ne choque pas grand monde. Quasiment personne, notamment pas les syndicats, ne revendique l’égalité des salaires.
Mais alors, comment savoir si les écarts qui existent sont justes ? Il n’existe aucune définition objective : tout est question de jugement de valeur suivant l’idée que l’on se fait du mérite et de la récompense monétaire du travail effectué.
Ce mérite n’est pas lié à la dureté du travail au sens où on l’entend le plus souvent car personne ne peut prétendre qu’un maçon du bâtiment, qui s’use sur les chantiers, travaille moins qu’un cadre d’une grande entreprise. Pourtant, globalement, plus la pénibilité est grande, moins le travail est rémunéré.
Il ne peut s’agir non plus de compenser les pertes de revenus dues aux années d’études, car le manque à gagner est bien vite rattrapé pour les diplômés une fois entrés dans la vie professionnelle. Elles ne justifieraient qu’une faible partie de l’écart. La concurrence internationale, parfois évoquée pour légitimer les hautes rémunérations des dirigeants, joue un rôle très faible. Hormis quelques patrons de très grandes entreprises, un grand nombre de professions (médecins, avocats, chirurgiens, etc.) sont en pratique peu concernées par cette concurrence.
Les écarts de salaires résultent d’un rapport de force sur le marché du travail. L’offre et la demande s’y confrontent, et la rareté de certains profils fait monter ou baisser le prix du travail, c’est-à-dire le salaire. Les mieux payés ont les profils les plus recherchés, souvent les plus diplômés. C’est une bonne chose, car confier une opération chirurgicale au premier venu ne serait pas vraiment une bonne idée. Le salaire récompense leur mérite scolaire. Mais ce « mérite » est en partie une illusion car la réussite scolaire est liée au milieu social d’origine. Au fond, les salariés les mieux payés doivent souvent leur niveau de vie au fait d’être nés dans une famille favorisée.
Ce rapport de force sur le marché du travail fait l’objet de luttes. Les syndicats mettent en avant le travail de ceux qu’ils représentent, souvent les moins qualifiés. La crise sanitaire a permis de valoriser certaines professions peu qualifiées « de première ligne », mais elle n’a pas débouché sur des changements radicaux. Les professions les mieux payées sont bien mieux organisées collectivement pour défendre leurs intérêts et légitimer leur position. En entretenant notamment la croyance que les diplômes et le mérite scolaire sont pour la vie une garantie de compétence professionnelle.
Une partie de l’argumentation des personnes les mieux payées consiste à mettre en avant le nombre d’heures de travail très élevé des cadres : en termes de niveau de salaire horaire, les écarts sont moins grands. Mais alors, il faudrait aussi prendre en compte la contrainte du travail : une heure de marteau-piqueur sous la canicule n’a rien à voir avec une heure de réunion dans un bureau climatisé. Nombre d’heures de travail des cadres (réunions, déjeuners de travail, etc.) ressemblent à du loisir pour les non-qualifiés.
Pour comprendre les inégalités de salaires et savoir si elles sont justes ou pas, il faut s’intéresser aux discours sur le mérite des uns et des autres, sur la valorisation de telle ou telle profession. L’exemple des médecins est très parlant. Toute remarque sur les très hauts niveaux de rémunération des spécialistes se heurte rapidement à un tir de barrage. Et pas uniquement par les intéressés eux-mêmes. L’art de ceux qui dirigent est d’arriver à convaincre que leur position est légitime et à être défendus par ceux qu’ils commandent. La presse joue un rôle important dans la légitimité des niveaux de rémunération : rares sont les portraits de dirigeants qui ne soulignent l’immensité de leur tâche et de leurs horaires de travail.
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