Pour en finir avec les 99 %
Exiger une taxation plus forte du 1 % le plus riche est légitime, mais se focaliser sur les hyper-riches exonère les 99 % restants de l’effort. Un système fiscal juste et efficace ne peut faire l’impasse sur l’imposition progressive des classes moyennes et aisées. Le point de vue de l’économiste Guillaume Allègre.
Publié le 9 janvier 2025
https://www.inegalites.fr/Pour-en-finir-avec-les-99 - Reproduction interdite« Nous sommes les 99 % ! ». Ce slogan, qui a émergé aux États-Unis en 2011 du mouvement altermondialiste Occupy Wall Street, est devenu viral. Nombreux sont celles et ceux qui dénoncent l’enrichissement du 1 % le plus riche, au détriment des 99 % restants. Ce qui n’est pas sans poser problème.
Faire croire que le clivage politique se résume à la fracture entre le 1 % et le reste de la population est une erreur d’analyse et une erreur politique. Les 99 % sont divisés politiquement, et c’est normal. Aux États-Unis, et de plus en plus en Europe, la gauche semble pour beaucoup être dans le camp des élites et ce n’est pas faute de dénoncer les milliardaires.
Taxer les 1 %, 0,1 % ou les ultra-riches n’est pas un mauvais objectif en soi. Mais souvent, ceux qui s’insurgent font eux-mêmes partie des 10 % ou 20 % les plus aisés, non du 1 % supérieur. Or, le seuil de richesse de 1 % n’est pas un seuil magique. En matière d’imposition, s’il est juste de taxer le 1 %, il est tout aussi juste de taxer les 10 % ou 20 %.
Il y a quelque chose d’hypocrite, voire de clientéliste, à vouloir taxer le 1 % tout en exonérant les 20 % les plus aisés. Dire « nous sommes les 99 % » est trop souvent l’occasion qu’ont les classes aisées de s’inclure dans la même catégorie que les 50 % les plus pauvres alors qu’elles en sont très éloignées.
Le 1 % n’est pas une catégorie homogène. Lorsqu’on regarde vers le haut, les riches sont toujours plus éloignés les uns des autres… Prenons l’exemple du patrimoine. Selon l’Insee [1], il faut un patrimoine de 2,2 millions d’euros pour entrer dans le 1 % le plus fortuné et de 710 000 euros pour appartenir aux 10 % du haut de l’échelle (données 2021). Ce ratio d’un à trois peut paraitre élevé. Mais le patrimoine de la famille Arnault est proche de 200 milliards d’euros [2]. Le ratio entre le seuil d’entrée dans le 1 % et le plus riche de ce 1 % est donc d’1 à 86 000 ! Bernard Arnault est 86 000 fois plus riche que le moins riche du 1 % le plus fortuné. Objectivement, ce moins riche serait légitime à ne pas vouloir être mis dans la même catégorie que Bernard Arnault. Même Monsieur Bolloré, 14e du classement du magazine Challenges avec 11 milliards d’euros, n’a pas une fortune du même ordre de grandeur que celle de Monsieur Arnault. Le ratio entre ces immenses fortunes est plus élevé que celui entre le seuil du 1 % et des 10 % les plus riches.
De plus, les patrimoines sont très concentrés, mais pas au point qu’il suffirait de taxer les plus riches pour lever des recettes suffisantes. En comptabilité nationale, le patrimoine des ménages est estimé à environ 14 000 milliards d’euros, soit dix fois plus que leurs revenus, et plus de cinq fois le PIB, selon l’Insee. Le 1 % le plus fortuné détient 15 % de la masse de patrimoine des ménages, soit environ 2 100 milliards d’euros.
Même si on arrivait à taxer l’ensemble du patrimoine des Français à un taux de 1 %, cela représenterait une recette de 140 milliards d’euros. Si on ne taxait que le patrimoine du 1 %, alors cela rapporterait 21 milliards. Si on se place du point de vue de ceux qui n’ont pas de patrimoine, un point de vue pertinent vu que la moitié de la population ne détient que 8 % du patrimoine, alors la différence de rendement entre ces deux impôts est de 119 milliards ! Du point de vue de ceux qui n’ont pas de patrimoine, lever l’impôt sur tout le monde plutôt que sur le 1 % seulement ferait pour eux soit beaucoup d’impôts en moins, soit beaucoup de services publics supplémentaires.
Le paradoxe de la redistribution
C’est le paradoxe de la redistribution [3] : si on essaye de concentrer l’impôt sur les plus riches, on restreint l’assiette fiscale…, et donc les recettes…, et donc la redistribution. De même que l’on explique souvent qu’une politique pour les pauvres est une pauvre politique, un impôt seulement pour les riches… est un pauvre impôt, ou du moins un impôt à faible rendement.
On peut illustrer ce paradoxe par un débat actuel. Sur le projet de budget pour 2025 – devenu caduque après la motion de censure – les partis de gauche se sont battus aux côtés de la droite contre le gel du barème de l’impôt sur le revenu. Concrètement, tous les ans, le Parlement relève les tranches de ce barème (voir encadré) pour tenir compte de l’évolution de l’inflation. Sinon, cela revient à imposer des revenus réels (après la hausse des prix) de plus en plus faibles.
Ainsi, le gel des tranches ferait payer l’impôt sur le revenu à 380 000 nouveaux ménages du fait de l’augmentation de leurs revenus, qui est fictive puisque les prix ont aussi augmenté. Mais, en contrepartie, les riches paieraient beaucoup plus. Un ménage situé au niveau de vie médian paierait 40 euros d’impôts de plus, tandis qu’un ménage situé dans les 5 % les plus riches paierait 400 euros supplémentaires, dix fois plus. Au total, le gel des tranches d’imposition de l’impôt sur le revenu rapporterait trois milliards d’euros et contribuerait à mieux redistribuer les revenus.
La redistribution nécessite donc à la fois la progressivité de l’impôt et des assiettes larges. Les pays les plus égalitaires sont ceux qui font le choix des rendements les plus élevés. Aussi, il est à la fois illusoire et dangereux d’asseoir une fiscalité sur une classe de revenus que l’on voudrait voir disparaitre. Si l’on veut un modèle social pour tous, il faut qu’il soit financé par tous.
Comment fonctionne l’impôt progressif ? |
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L’impôt progressif est un impôt dont le taux augmente avec le revenu, contrairement à l’impôt proportionnel qui applique un même taux à chaque contribuable. Prenons un exemple totalement fictif : un revenu de 100 000 euros ne serait taxé qu’à partir de 50 000 euros, puis à hauteur de 10 % entre 50 001 euros et 70 000, puis à 20 % entre 70 001 et 90 000 euros, puis à 30 % de 90 001 à 100 000 euros. Si vous gelez le barème de la première tranche, cela bénéficie donc aussi aux plus riches car une partie de leur revenu est imposée dans cette tranche. |
Guillaume Allègre, économiste à l’OFCE-Sciences Po. Auteur de Comment verser de l’argent aux pauvres ?, PUF, 2024.
Texte adapté de « En finir avec les 99 % », publié le 12 décembre 2024 sur le site de l’auteur, guillaumeallegre.substack.com.
[1] Voir « Les hauts patrimoines », in Les revenus et le patrimoine des ménages, édition 2024, Insee, octobre 2024.
[2] Selon le classement des 500 plus grandes fortunes du magazine Challenges en juillet 2024.
[3] Tel que l’avaient souligné Walter Korpi et Joakim Palme (« The Paradox of Redistribution and Strategies of Equity », Econstor, Leibniz-Informationszentrum Wirtschaft, 1998). Voir aussi « Les quatre leviers de la redistribution », Elvire Guillaud et al., SciencesPo, 2017.
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